Les condamnations ne sont pas une fin en soi

Pourquoi faire condamner les violeurs ?

Ma première expérience militante, en tant que féministe, a été lors d'un rassemblement contre la tournée de Bertrand Cantat à Grenoble. Son concert a été annulé. Plus tard, l'extrême-droite nord-américaine (et donc la nôtre) parlera de « cancel culture », pour désigner à peu près toutes nos pratiques militantes : faire annuler des concerts de monstres – conjoints ayant tabassé leurs femmes à mort, violeurs, pédocriminels, etc. – ; le militantisme dévoyé que l'on peut retrouver sur les réseaux socio-capitalistes, qui sont le fait de personnes maltraitées et manipulées par leurs interfaces ; le déboulonnage de statues de colons, de gynécologues opérant leurs patientes noires à vif, etc. ; le fait de filmer des voyeurs qui prennent des femmes en photo ; le féminisme quatrième vague, utilisant l'internet et donc notamment les réseaux socio-capitalistes (que l'on amalgame avec du harcèlement numérique) ; et, évidemment, le militantisme décolonial lui-même, « l'idée de race [étant sans doute] l’instrument de domination sociale le plus efficace inventé ces 500 dernières années » (Quijano, 2013).

Il était évidemment pertinent de faire annuler sa tournée. Bertrand Cantat est un assassin, un monstre. Le laisser prospérer dans une gauche déjà gangrénée par des problèmes d'homophilie masculine et de déni de la parole des victimes, de solidarité masculine avec des violeurs, aurait instantanément aggravé ce problème, et aurait donné lieu à davantage de VSS. Dans ce contexte, je ne saurais remettre en cause la pertinence du call-out, qui vise avant tout à protéger les minorités (de genre comme du reste) d'agresseurs reconnus, et a minima à les alerter qu'un homme est dangereux. À l'inverse, pour prendre un exemple récent à Lyon, dire qu'une personne avait des TCA et que c'était compliqué pour vous à gérer, ce n'est pas un call-out, c'est une dénonciation, peut-être punitive, peut-être pour retourner une autre accusation, mais qui n'a rien d'une pratique militante1. Dans ce contexte, faire reconnaître que Bertrand Cantat est coupable, coupable d'avoir battu à mort sa conjointe, Marie Trintignan, a toute son importance.

De même, la sous-condamnation des violeurs donne un sentiment d'impunité aux auteurs de VSS. Leur relative, mais active protection par la police (40 % des policiers « états-uniens » battant leurs femmes) les encourage à récidiver, de sorte que si l'on met de côté la culture du viol, il reste qu'une minorité seulement d'hommes sont des agresseurs, mais que presque toutes les femmes ont été agressées sexuellement. De ce point de vue leur condamnation est évidemment une revendication militante importante, mais ce n'est pas une fin en soi, la fin en soi est évidemment l'abolition de la police et des prisons.

L'assignation nominale

Le système dit judiciaire et les prisons posent deux problèmes : premièrement celui de l'assignation nominale. Ensuite celui du rachat de la société dans la condamnation de la personne dite délinquante ou criminelle.

L'assignation nominale revient à assigner une sorte d'essence ou de cohérence quasiment religieuse à la vie d'une personne et aux événements qui la composent, alors que ceux-ci tendent justement à être incohérents et imprévisibles (Bourdieu, 1986). Bourdieu qualifie ainsi l'entretien biographique d'« illusion » au sens où selon lui, il ne permet pas de rendre compte de données sociologiquement objectives, mais plutôt d'une mise en récit de la personne nous accordant l'entretien. Ce que je veux dire par là est que l'assignation nominale n'est pas fondée scientifiquement ; en revanche elle est un instrument de contrôle, du capitalisme d'État, sur ses citoyen·nes.

Nous passons tou·tes divers contrôles et l'on peut même dire que réussir sa vie, ce serait les passer avec succès – examens, concours aux grandes écoles, processus d'embauche, promotions, etc. Ces contrôles ont en commun de nous ouvrir ou fermer des titres, et donc une sorte d'essence, dans un sens quasiment religieux : être à l'ENS, c'est se rapprocher du « cœur » de la société, de l'essence même de la société, et donc de son caractère intrinsèquement sacré (notre part sociale, nous dit Durkheim, est sacrée, c'est ce qu'il appelle notre « âme »). On retrouve ce caractère sacré dans une idée de justice immanente : si l'on éduque « bien » ses enfants, alors on accédera à une vie après la mort, en l'occurrence la leur, à travers leur élection, non pas au paradis mais aux grandes écoles. Évidemment, toute les familles n'ont pas les mêmes chances d'y accéder, raison pour laquelle la religion bona fide ou, par un autre aspect, le matériel Apple peut encore avoir un certain attrait, basé sur l'égalité des chances (il suffit alors de mener une vie pieuse, de prier, de suivre les interdits et les obligations, pour calmer son anxiété non plus face à la mort mais face à l'ouverture de l'enseignement supérieur). À ce titre l'assignation nominale est sans doute un dispositif de pouvoir peu étudié et peu critiqué, alors qu'une perspective révolutionnaire2 impliquerait d'y mettre fin.

Le condamné comme bouc émissaire, la condamnation comme rachat

C'est aussi un problème car la condamnation des agresseurs, des violeurs, et des assassins permet à la société de se racheter, de se laver les mains de ce qui s'est passé. Lorsqu'un assassin est condamné, lorsqu'un homme ayant réussi à tuer sa femme, après toutes ses tentatives d'y survivre, ses plaintes classées sans suite, le silence des voisins, etc. est condamné, c'est la société toute entière qui est rachetée. La condamnation fait avant tout de l'assassin ou du violeur un bouc émissaire, chargé de racheter les péchés de l'ensemble de la société.

La non-condamnation de ces hommes, ou si peu ; les plaintes classées sans suite ; etc. ont donc cette signification horrible qu'il n'y aurait rien à racheter. Et du point de vue des membres de la société chargé·es de ce rachat, c'est sans doute le cas. Pour faire condamner ces hommes et en protéger les victimes, il importe donc de montrer à la société qu'elle a fauté, qu'elle est coupable, qu'elle doit se racheter pour ses actes.

Références

Bourdieu P., 1986, « L’illusion biographique », Actes de la recherche en sciences sociales, 62, 1, p. 69‑72. Quijano A., 2013, « « Race » et colonialité du pouvoir », dans Verschuur C., Catarino C. (dirs.), Genre, migrations et globalisation de la reproduction sociale, Graduate Institute Publications, p. 67‑73.

1 Il faudrait également discuter du fait que la conception la plus fréquente du call-out est celle d'une pratique déshumanisant certaines personnes, et donc particulièrement efficace contre des personnes déjà déshumanisées dans notre société, c-à-d. les minorités de genre, les personnes racisées, handicapées… et relativement peu contre des hommes blancs straight et valides. 2 C'est-à-dire, en deux mots, de dépassement de la relation dialectique entre salariat et patronat, et de foi en un système politique basé sur la libération et le soutien du caractère socialement vertueux de l'être humain.

C'est le troisième billet du défi #100DaysToOffload.